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Radio France 07/12/2010

Radio France : Hommes de Culture, Culture des Hommes

Avec Radio France, élisez la personnalité culturelle de l’année !

Si vous voulez rigoler un peu, ou si avez cinq minutes à perdre, ou si vous aimez bien les sujets de société, je vous conseille vivement d’aller faire un tour sur le site du concours patronné par Radio France, associé à un commerçant en ligne, acoquiné à deux agences de com. En plus, vous pourrez voter, c’est toujours marrant de voter - « La Nouvelle Star », « Secret Story », tout ça.

Notre radio nationale lance un concours baptisé « PRIX DE LA PERSONNALITÉ CULTURELLE DE L’ANNÉE ». Je l’écris en majuscules parce que quand même, avec tous ces mots, c’est un truc assez majestueux. Il y aura vote (pour ça, on compte sur vous), remise des prix fastueuse, petits fours et réjouissances parisiennes (là, ça m’étonnerait que vous soyez invités). Tout est détaillé dans la note explicative, on y reviendra, la note aussi est très marrante.

Alors, c’est facile, c’est comme à la télé, on vous propose huit noms et vous cliquez. Vous avez toutes vos chances. Un babouin, une gerbille, un pigeon même, peuvent en sortir. Le site est très classe, professionnel, institutionnel même, les bobines défilent… Et là, c’est extravagant !

« La personnalité culturELLE »

« La personnalité culturelle » est bien le seul féminin de toute l’affaire. Ce que vous avez sous les yeux, les amis, ce qui vous scotche, ce qui rappelle d’un coup d’un seul dans quel pays vous vivez, c’est que les candidats sont tous… allez-y… devinez… c’est pas dur, on est en France… des hommes, mais oui madame, des blancs, mais oui mon frère, et tous âgés de quarante à soixante-dix ans.

J’insiste : pas une seule bonne femme, pas un seul pigmenté (pas une seule pigmentée à fortiori) parmi les huits sélectionnés. A savoir :

•Laurent Le Bon, directeur du Centre Pompidou de Metz,
Pierre Bergé, mécène et entrepreneur de la mode,
•Jean Nouvel, architecte,
•Jean-Jacques Aillagon, président du château de Versailles,
•Karl Lagerfeld, couturier,
•Angelin Prejlocaj, chorégraphe,
Michel Houellebecq, écrivain,
•Raymond Depardon, photographe et cinéaste.

Pour les jeunes qui n’ont pas terminé leurs humanités, je rappelle que, dès l’origine de la réflexion sur le préjugé, sexe et race font cause commune, au moins pour les revendications civiques. Ramer dans les banlieues de l’universel finit par créer des solidarités, c’est historique. Il y a de bons bouquins sur le sujet, lisez Elsa Dorlin, on trouve facilement dans les bibliothèques.

On n’est pas sur Radio Courtoisie

Bon, je vois le site, je me dis : Ils sont dingues ou quoi ? Pas foutus de penser à une seule personne hors les « white males » (mâles blancs) ? Je n’y crois pas. Je cherche sur l’écran, j’essaie d’agrandir l’image, je fouille dans les coins. Non, non, c’est bien 100% testostérone blanc de blanc.

Ensuite, je me demande : « Mais enfin, qu’est-ce qu’ils en pensent à Radio France ? » Je ne parle pas du sommet de l’édifice, en haut, visiblement, c’est pas des gonzesses. Je parle de ceux qui travaillent dans les radios que j’écoute.

Il y en a même une qui s’appelle France Culture. France Culture, « personnalité culturelle », après tout… Ils sont plutôt contre la discrimination, en général, ces gens. On n’est pas sur Radio Courtoisie jusque-là. J’envoie donc un mail à une amie qui fait une émission. Elle tombe des nues, la pauvre. Effarée. Elle montre le site à son équipe. Surprise générale (au moins tout le monde se marre). Soit.

Radio France est une grande maison avec plein de couloirs et d’escaliers et même deux bâtiments. Ça ne doit pas être facile de faire circuler l’information là-dedans. Soyez sympa, si vous avez des adresses perso, des mails, ou même des numéros de téléphone, essayez de les avertir. C’est quand même un peu leur Grand Concours Culturel à eux aussi, mince.

C’est pas ce qui manque la « diversité »

Pendant que je suis sur ma lancée, je passe quelques coups de fil … Dans mon panel, je compte 20% de franchement hilares, 60% de très fâchés, et 20% de totalement désabusés (sur le mode du lamento : « Ils sont indécrottables, ce pays ne changera jamais, trop vieux, sénile, gaga, t’as vu le nombre de femmes à l’Assemblée, la honte des nations, c’est complètement mort, etc. »).

Du même coup, je me prends une rafale de noms, des Noirs, des beiges, des femmes qui auraient pu faire l’affaire. Apparemment, ce n’est pas ce qui manque, la diversité (curieux concept en passant, diversité de quoi ? ).

Je vous balancerais bien des listes, mais à la réflexion non, c’est trop dégradant cette histoire de vote/culture, ça n’a pas de sens sauf à la limite pour le commerçant en ligne, on laisse tomber. Et puis cherchez vous-mêmes, vous allez voir, ça vient tout seul.

« Ah merci ! Vous nous avez bien mis dans la merde »

A ce stade de ma grande enquête, les choses connaissent une nette accélération. On a sans doute protesté en haut lieu, où l’on s’est enfin avisé d’un petit bug dans la tuyauterie. Haut-Lieu est bien emmerdé. Haut-Lieu ne voit pas bien où est le problème (il aurait réagi un peu plus tôt), qu’est-ce qu’on vient lui pourrir la vie, on n’a pas d’autres problèmes un peu plus sérieux à gérer dans la life que les nanas et les bronzés, hein ?

Alors là, j’imagine, il y en a un qui prend son téléphone et qui appelle les agences de com. J’invente :

« Ah merci ! Vous nous avez bien mis dans la merde avec la short liste de mes deux ! Débrouillez-vous pour arranger ça ou je vous coupe les couilles ! » (J’invente, j’invente.)

De l’autre côté du fil, panique à bord. Je ne vais pas dire de mal des agences, c’est trop facile. Donc, je vous la fais brève : on met un rédacteur (une rédactrice ? ) sur le coup. Et, dans les heures qui suivent, le site internet du Grand Concours Etc s’augmente d’une note désopilante pour justifier le petit côté Klu Klux Klan du trombinoscope.

Intitulé incohérent du paragraphe, je relève juste pour le fun : « La culture, c’est féminin. » Quoi ? Pardon ? Vous vouliez dire quelque chose ou c’est juste pour faire du bruit ? Je ne résiste pas au plaisir de vous résumer l’argu (dans les agences de com, on dit argu, pour argumentaire, ce qui désigne tous les arguments à avancer pour convaincre les cons, je le sais, j’y ai travaillé autrefois).

La culture en France, c’est moche, mais c’est la France

D’abord, ils ont fait un vrai sondage. Interroger 550 professionnels (ça ne s’invente pas, le concept flou du professionnel, professionnel de la profession je présume ? ), voilà qui demande bien deux stagiaires gratuits et deux téléphones payants. Interroger qui au juste ? Sur quels critères ? Selon quelle méthode ? Pour obtenir quoi ? Tout ça, mystère et boule de gomme. C’est un peu le paléolithique du sondage, cette histoire.

Mais trêve de questions inutiles. Est-ce que c’est leur faute à eux, les agenciers, si 550 personnes choisies n’importe comment et à qui on demande n’importe quoi répondent n’importe quelle connerie ? Je le demande ! L’agence répond : non. Si tous ces gens sont de sacrés arriérés, c’est pas de notre faute.

La culture en France, c’est moche d’accord, mais c’est la France. Faudrait pas tout nous mettre sur le dos, à la fin. N’avez qu’à vous en prendre qu’à vous-mêmes, peuple de nazes. C’était le premier argument.

Maintenant le deuxième, qui mérite la baguette. Tenez-vous bien : si les bonnes femmes et les nègres ne sont nulle part, c’est qu’ils ne sont pas encore capables d’y arriver. Sinon à titre d » « exception » (sic).

Bravo, c’est neuf. A nous qui nous inquiétions de penser qu’il y a des invisibles, l’agence nous informe qu’il n’y a que des incapables. Faites un petit effort, fainéants, mettez-en un coup. Prouvez-le d’abord, que vous avez quelque chose dans le citron, et on vous la fera, la place. C’est la France (la Radio France) de la récompense au mérite. Oh mon Dieu… Je n’ai même plus envie de discuter…

Allez, le troisième argument et c’est fini. Un petit effort ! On ouvre la bouche, on ferme les yeux… OK, vous avez raison, on avoue, c’est foireux. Mais on a pas mal investi sur le coup, on a demandé à Bergé et Lagerfeld de donner une photo, si vous croyez que c’est rigolo, vous n’allez pas gâcher la fête maintenant… Laissez-nous faire juste un petit raout réac entre nous, on a déjà commandé le champagne, et on change tout l’année prochaine, profil bas, craché par terre.

Ce qui revient en passant à annuler l’argument un et l’argument deux. Nul, même du point de vue de la rhétorique, c’est nul. Je suis sûre que ça ferait bien rigoler Barbara Cassin, qui étudie de tout près ce que parler veut dire.

La thune de l’« innovation culturelle » au Bondy Blog

Après cette vibrante autant que contradictoire démonstration de rien, on vous prévient que l’étude (hé oui, ça s’appelle une étude), l’étude donc, qui porte sur le vaste, vague et inutile sujet de l’innovation culturelle ( ? ) -et qui sert de contexte au Grand Concours Etc-, est destinée à se poursuivre pendant des années et à être associée à Sciences-Po (comme si la formation des élites n’était pas déjà assez problématique).

Avec quel argent, les gars ? Bon sang, j’espère au moins qu’il s’agit de blanchiment ou de fonds secrets pour l’UMP. Il y aurait au moins une logique. Sinon, soyez sympa avec le contribuable, filez la tune de l’« innovation culturelle » aux écoles de Bagneux et d’Aulnay-sous-bois, au Bondy Blog, allez, ce sera innovant et n’en parlons plus.

Vercingétorix de l’alopécie ou trophée du préjugé national ?

Alors quoi ? Arrêter le ridicule, l’urgence est là. Donc. Soyons pragmatique. Je serais Haut-Lieu à Radio France, je virerais les agences et j’arrêterais la blague. Je serais sélectionné, je ferais téléphoner que, hélas, je suis en déplacement à l’étranger, dommage et merci de ne pas compter sur moi. Bonne chance et bye bye. Je serais le président de l’AFP, le directeur adjoint du Point, annoncés à la fiesta, je… bon sang, les amis, je ne sais pas moi, je ne peux pas trouver des solutions pour tout le monde !

Sans vouloir mettre la pression, fallait réfléchir avant. Même si c’est sûrement très chouette comme ambiance, on ne peut pas passer toute sa vie dans un vestiaire de garçons.

Il reste une possibilité. Changer l’intitulé du concours. Comme quoi je ne suis pas seulement négative. Je sais proposer aussi. Le prix du Ken le plus sexy de la culture française (PKSCF) ? Le Vercingétorix de l’alopécie (VA) ? Ou plus simple et plus direct : Le trophée du préjugé national (TPN) ?

Trophée du préjugé national me semble bien. Geneviève Fraisse pourrait nous conseiller. Le préjugé, elle connaît bien, elle a travaillé dessus. Elle est philosophe, comme Elsa Dorlin tiens, ou Barbara Cassin d’ailleurs.

Il n’y a pas que des gens qui s’amusent à bricoler des sondages et des prix, en France, figurez-vous, il y a aussi des gens qui travaillent.

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