Le sexisme, « ce n’est pas à Cannes, ni au mois de mai, qu’il faut poser le problème, c’est toute l’année » estime Thierry Frémaux. Qu’en est-il, toute l’année, dans le cinéma français ?
Des femmes sans jambes, des femmes malades, des femmes touristes sexuelles, des amoureuses, des voyageuses. Et même un homme qui voudrait être femme. C’est Cannes : les femmes sont partout dans les films, partout en compétition officielle. Sauf derrière la caméra. Pour les filmer : des hommes.
C’est cette situation qu’a dénoncée avant le début du Festival le collectif féministe La Barbe, à l’origine d’une pétition signée par plus de 1.700 personnes, hommes et femmes, du monde du cinéma et d’ailleurs, dont Coline Serreau, Virginie Despentes, Zabou Breitman, Annie Ernaux... Thierry Frémaux, responsable de la sélection en compétition officielle, partage leur conviction que « la place faite aux femmes doit être augmentée » dans le cinéma mais juge que « ce n’est pas à Cannes, ni au mois de mai, qu’il faut poser le problème, c’est toute l’année ». Justement, que se passe-t-il le reste de l’année dans le cinéma français ?
En avance sur les autres
A Cannes, assise sur une banquette du bateau Arte lors d’une soirée en son honneur, Agnès Varda est songeuse. A 84 ans, elle se souvient de 1955, année où son premier long-métrage, La Pointe courte, était présenté sur la Croisette. Elle n’avait pas 30 ans :
« Quand j’ai commencé, quelques femmes travaillaient dans le cinéma, mais peu, très peu. En 1954 je ne me suis pas positionnée comme femme cinéaste mais comme cinéaste innovante. Depuis, beaucoup de femmes s’y sont mises en France. Pas seulement comme réalisatrices, mais dans les métiers techniques où l’on ne rencontrait pas de femmes, comme chef op, comme mixeuses. Maintenant elles sont capables de tout ! »
Citer des réalisatrices françaises contemporaines est devenu facile, elles sont légion. L’an dernier, à Cannes justement, Valérie Donzelli (La Guerre est déclarée) et Maïwenn (Polisse) étaient portées aux nues. Plus âgées ou plus jeunes, adeptes d’un cinéma plus exigeant ou plus grand public, on peut aussi citer pêle-mêle Claire Denis, Zabou Breitman, Céline Sciamma, Lisa Azuelos, Danièle Thompson, Coline Serreau, Pascale Ferran, Noémie Lvovsky…
« C’est la force du cinéma français d’être relativement jeune et relativement féminin : c’est sa richesse », assure l’historien et critique de cinéma Antoine de Baecque, qui souligne :
« Il n’y a pas seulement des films de femmes mais de bons films de femmes ; leur absence en compétition est simplement une anomalie cette année —sans compter que Cannes n’est pas le simple reflet du cinéma français. »
Il estime qu’il y a aujourd’hui autant de réalisatrices que de réalisateurs en France –comme pour dire que parmi les auteurs qui comptent, la parité est plus ou moins assurée. Mais dans les faits, les femmes ne représentent qu’un quart des réalisateurs en France : en 2010, sur 203 films d’initiative française agréés par le CNC, 21% étaient réalisés par des femmes ; en 2011, 25% l’étaient sur 207 films.
Dans les écoles de cinéma, en revanche, les effectifs sont de plus en plus à parité. « Sur les cinq dernières années, les effectifs d’hommes et de femmes qui ont intégré la Femis sont très proches », explique Marc Nicolas, directeur du prestigieux établissement. Sans jamais avoir imposé de quotas, il se contente de rappeler aux équipes de jurys qu’il serait étrange qu’une proportion manifestement supérieure d’hommes soit choisie :
« En 2007, nous avions 51% de femmes ; en 2008 49%, en 2009 48%. En 2010 une légère majorité de femmes, en 2011 cela s’inverse de nouveau. »
Surtout, ce sont les différences de choix de filières qui s’amenuisent : « A une exception près qui me désole chaque année : il y a toujours plus de scriptes femmes ». Parmi les réalisateurs, on compte néanmoins toujours plus d’hommes : « Le problème c’est que nous ne sommes qu’en 2012. Nous sommes face à un déséquilibre hommes/femmes qui dure depuis des siècles et le véritable combat pour l’égalité n’a qu’une cinquantaine d’années », justifie le directeur.
S’accrocher à l’Histoire
Il y a toujours eu des femmes dans le cinéma. Pour tout vous dire, la première personne à réaliser un film de fiction en France se nommait Alice Guy. Mais qui se souvient d’Alice Guy ?
« C’est l’un des problèmes des femmes, dans tous les domaines : se maintenir dans l’Histoire, dans l’historiographie », explique Brigitte Rollet, chercheuse et historienne qui a notamment travaillé sur l’histoire des réalisatrices en France. « Si l’on oublie leur présence dans certains domaines, le rôle qu’elles ont eu dans certains projets, certains marqueurs de l’Histoire, elles perdent de la force, forcément. »
Se souvenir donc, d’Alice Guy, devenue Guy-Blaché après mariage. Alice travaillait chez Gaumont à la fin du 19e siècle, jusqu’au début du 20e. Elle était une sorte de représentante de commerce, et pour faire valoir les appareils, elle s’était mise à tourner des saynètes. Elle avait le champ libre, s’est mise à faire des longs-métrages. Très peu de documents demeurent sur elle.
L’Histoire s’écrit au masculin dans le domaine du cinéma comme dans les autres. Mais les femmes ont une responsabilité là-dedans, une place à saisir, une confiance en elles à construire.
Un gratin ou des films
« Il m’arrive de voir des jeunes filles qui viennent me dire “je voudrais faire des films mais ça doit être difficile pour une femme“, remarque Agnès Varda. « Je leur dis “allez vite faire un gratin et mettez-le au four“. Si elles s’autolimitent, il faut qu’elles s’interrogent. Certaines femmes n’ont pas encore assez confiance en elles-.mêmes. Ou alors autour d’elles,on les décourage ».
Christelle Raynal, réalisatrice de 40 ans qui a sorti cette année son premier long-métrage, une comédie très grand public, Plan de Table (et qui est l’auteure des pubs Milka où la marmotte, elle met le chocolat dans le papier d’alu), témoigne de cette peur-là. Ayant grandi en province, loin des écoles prestigieuses parisiennes et sans aucun lien avec le monde du cinéma, elle pensait qu’être une femme serait l’élément de trop :
« Je manquais de modèle féminin. Il y avait Agnès Varda, et je ne me reconnaissais pas dans ce cinéma-là, dans le cinéma d’auteur. Ce métier avait l’air d’un métier d’hommes. »
Confiance en soi
Christelle Raynal est passée par la publicité, après une école de graphisme, qui lui paraissait plus accessible que le cinéma. Et devenant peu à peu directrice et réalisatrice de ses propres projets, se rendant compte que le monde du cinéma était à portée de main, bien qu’étant une femme, elle s’est jetée à l’eau :
« Mais c’est une question de confiance en soi au moins autant que de misogynie réelle. Moi j’ai choisi la discrétion pour avancer à pas de loups, qu’on me laisse tranquille, qu’on ne me retienne pas en arrière. On devient très politique, très diplomate. Il ne faut pas montrer qu’on est une femme trop forte pour ne pas être empêchée, tirée en arrière. Et beaucoup d’hommes ne se rendent même pas compte du problème. »
C’est possiblement cette même question de confiance en soi qui explique que la parité grandissante dans les écoles, y compris dans les sections réalisation (40% de femmes entre 1990 et 2008 à la Femis, selon des chiffres étudiés par Brigitte Rollet), ne se traduit pas encore dans les films réalisés. « En France beaucoup de réalisatrices font des premiers films, puis s’arrêtent », affirme Jackie Buet, signataire de la pétition de La Barbe et présidente du Festival international de films de femmes à Créteil.
Une évolution contre-nature pour le cinéma
Certes, la misogynie concrète, directe, existe, plusieurs femmes du milieu en témoignent. A l’Acid (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion), qui présente neuf films à Cannes dont trois réalisés par des femmes, la déléguée générale Fabienne Hanclot rappelle qu’elle est la seule déléguée générale de sexe féminin. Des marques de sexisme ?
« Ce sont des réunions où il y a quinze personnes et quand une femme prend la parole, on la coupe plus facilement. C’est la revendication soudaine d’un ton plus agressif : il y a moins de considération. Quelques habitudes de ce genre traînent encore. »
Mais la vraie marque de sexisme dans le cinéma français, c’est l’équation « femme=actrice ». Pourquoi filmeraient-elles, puisqu’elles sont si bien devant la caméra ? Alice Bloch, très jeune productrice de 21 ans, qui s’occupe déjà d’un film en même temps qu’elle termine ses études à Sciences Po, raconte ainsi la façon dont le monde la prend forcément pour une comédienne :
« Quand je dis que je travaille dans le cinéma, on croit volontiers que c’est pour jouer. Si je dis que c’est pour produire, il y a presque un scepticisme. Pas parce que je suis jeune, mais comme si ce n’était pas ma place. »
« Pas de rôles pour les femmes moches »
Alice Bloch est jolie, les jolies filles sont faites pour être devant la caméra. Françoise Ménidrey, directrice de casting qui a notamment découvert Sophie Marceau pour La Boum, et continue de chercher des acteurs pour différents réalisateurs et réalisatrices, témoigne de cette importance attachée au physique. « Les comédiens ont le droit d’être moches ou quelconques », estime-t-elle, énumérant Daniel Auteuil, Gilles Lellouche, Benoït Poelvoorde, Gérard Depardieu…
« Mais les femmes ? A part Yolande Moreau ? On n’écrit pas de rôles pour les femmes moches. Et globalement toutes les jeunes comédiennes sont ravissantes. Ca a toujours été comme ça. L’injustice est là. Les hommes peuvent prendre du ventre, pour les femmes qui vieillissent il y a beaucoup moins de rôles. Et les femmes qui écrivent n’écrivent pas plus pour les femmes qui vieillissent que les hommes. »
« Les producteurs disent qu’on fait du cinéma pour faire rêver et il vaut mieux que les femmes soient jolies que le contraire. Ça arrive régulièrement qu’on me dise qu’une comédienne n’est pas assez jolie », ajoute-t-elle. « Pour les hommes, on recherche moins le glamour. »
Si le cinéma français est plutôt plus paritaire que les autres, il manifeste donc lui aussi un sexisme qui reflète l’image de la femme construite par le cinéma américain. Cette année, sur l’affiche du Festival de Cannes, Marilyn Monroe souffle une bougie : cette femme que l’on sait désormais passionnée par la littérature, curieuse, avide de connaissances, et dont le mot le plus célèbre reste sans doute « Poupoupidou », sorte d’onomatopée non signifiante, comme une bouillie informe dans une bouche charmante. Un pantin dont l’esprit importait peu, il ne fallait garder que ses hanches, son sourire, sa chevelure peroxydée. Et Hollywood créa la femme.
« Le cinéma est une machine à rêves qui a complètement fantasmé les femmes depuis le début du cinéma, avec des icônes à la Marilyn. Jouer et réaliser sont deux choses différentes et le cinéma a depuis longtemps réparti les rôles », rappelle Brigitte Rollet. « Des femmes prouvent sans cesse qu’elles sont de grandes réalisatrices. Elles doivent simplement se battre contre la pente naturelle du monde du cinéma », estime Jackie Buet.
Cannes à la cueillette aux champignons.
Thierry Frémaux a donc raison : « La cause des femmes doit être défendue bien en amont de Cannes, qui est une conséquence et une illustration de ce qu’est le cinéma ». Mais le Festival ne doit-il être qu’une « conséquence » de quoi que ce soit ?
Sur la Croisette, la question résonne. Réalisateurs, producteurs, critiques continuent d’en parler, comme une preuve que si Cannes n’était pas le coupable principal, le Festival était pourtant la meilleure caisse de résonance pour poser la question. Même Thierry Frémaux semble avoir sans cesse le problème à l’esprit. Lors de la présentation du film de Sylvie Verheyde, le délégué général plaisante : « Je ne ferai pas d’allusion au fait que la réalisatrice que nous allons accueillir est une femme »...
Et après chaque projection de film en compétition moyennement apprécié, mauvais ou convenu (Lawless, La Chasse, Paradis : Amour...), il y a toujours une personne pour s’étonner : « Et il n’y avait pas un film de femme meilleur que celui-là ? »
« Je ne crois pas que les sélectionneurs aient été misogynes pour ce festival de Cannes 2012, qu’il y ait une discrimination délibérée, confie Agnès Varda. Ce que je leur reproche, c’est de la paresse, le manque de désir de trouver des films de femmes. C’est comme lorsque on va cuellir des champignons. Il y a ceux qui ne trouvent rien, et ceux qui trouvent les bons. Je crois que les sélectionneurs n’ont pas assez voulu trouver. »
La réalisatrice de Sans toit ni loi ajoute qu’il faut être vigilant, que les progrès de la parité ne sont pas linéaires. « Est-ce que la cause des femmes va mieux que lorsque j’étais jeune ? Oui ça va mieux, mais l’Histoire des femmes est lente. Les avancées du féminisme ont diminué. Il y a des reculs graves. La sélection du festival n’est qu’un détail dans un tout petit milieu. Si on regarde un peu plus loin, les femmes sont en danger. ».
Selon Jackie Buet, en disant qu’il ne choisira « jamais un film qui ne le mérite pas simplement parce qu’il est réalisé par une femme », Thierry Frémaux sous-entend que pas un film de femme ne méritait d’être sélectionné cette année. « Sans besoin de quotas, il n’est pas question de cela, Cannes devrait pouvoir montrer qu’il y a des femmes qui font de belles choses dans le monde. » Pas simplement qu’elles peuvent être de belles choses.
Charlotte Pudlowski