Le gang des postiches - Next - Supplement mensuel de Liberation

La Barbe, c’est leur affaire. Parce qu’elle est l’attribut masculin par excellence et parce qu’elles en ont assez de l’omniprésence des hommes dans les lieux de pouvoir. Ces féministes d’un nouveau genre qui préfèrent l’action et la dérision aux longs discours, débarquent au Sénat comme dans les entreprises et dégainent boucs et barbiches devant des élus et des actionnaires ébahis…

Sanglés dans leurs uniformes, les huissiers du Sénat sont embarrassés. Ils viennent d’arrêter une dizaine de personnes, qui, manifestement, sont des femmes, mais portent toutes sans exception des barbes. L’une arbore un collier roux et fourni, l’autre un fin trait noir, la troisième se prend pour Clark Gable, la suivante pour un Mousquetaire. Malgré la texture très moumoute des postiches, un des gendarmes, venu en renfort, en perd sa grammaire des genres. Homme ou femme ? Un simple carré de fausse fourrure brouille sensiblement la frontière entre les sexes… Dans son talkie-walkie, il transmet à son supérieur hiérarchique. "Heuhh… ils attendent calmement." Il y a encore cinq minutes, ces femmes embarbées avaient profité de la journée du Patrimoine pour s’infiltrer dans l’hémicycle et adresser un discours de mise en garde contre "la féminisation de la société".

Belle chevelure ondulée et joues à forte pilosité, Victoire, accompagnée de ses acolytes, grimpe à la tribune et se lance devant des visiteurs interloqués. "Malgré la résistance farouche de nos partis politiques, la loi pour la parité a déjà permis à trop de femmes de s’emparer de nombreux sièges, pervertissant ainsi, de l’humble mairie de village aux plus nobles assemblées, la solennité du mandat républicain." A peine deux minutes plus tard, les huissiers délogent les usurpatrices et les remettent entre les mains de la police. "Mais pourquoi vous en prendre au Sénat, s’étonne un officier, il y a bien plus de femmes ici qu’à l’Assemblée nationale." Ce 21 septembre, les élections sénatoriales intéressent mollement les Français qui profitent d’un superbe dimanche ensoleillé. Au soir des résultats, le Palais du Luxembourg se féminise légèrement, portant le nombre de sénatrices à… 21,8 % contre 18,2 % auparavant. Quelques heures auparavant, les militantes de La Barbe étaient expulsées de la vénérable institution par une porte dérobée, loin du public venu en nombre visiter les lieux, et encadrées par autant de CRS et de policiers.

Assemblées d’hommes.

En 2008, Simone de Beauvoir s’appelle Simon et un étrange rectangle de poils lui a poussé au bout du menton. Ces féministes d’un nouveau genre ne sortent jamais sans leur barbe, préfèrent l’action et la dérision aux interminables débats sur la "condition féminine". Depuis le 28 février 2008, La Barbe va droit au but : cibler les lieux de pouvoir où règne le gris horizon des costumes trois pièces. Assemblée d’actionnaires de grandes entreprises (Carrefour, Casino) ou institutions politiques, le collectif s’invite, pastiché, à ces assemblées d’hommes qui dirigent la France. Première victime en mars dernier : le Conseil national des centres commerciaux qui préfèrent les femmes en caissières plutôt qu’en managers. Interrompant les débats de l’assistance quasi masculine, Marie de Cenival, fondatrice du groupe, s’empare du micro. "Je tiens à vous féliciter, au nom de La Barbe, dit-elle entre ses faux poils. Comme beaucoup d’autres entreprises en France, vous avez su résister à la féminisation de la société. Vous n’avez qu’une femme à votre conseil d’administration et trente hommes. Félicitations." Rires gênés de la salle encravatée puis expulsion manu militari.

"Désamorcer l’image féministe". Reprenant les techniques des activistes américains comme les Yes Men qui dénoncent les effets de la mondialisation par des canulars ou les Billionnaires for Bush critiquant la politique du Président américain en tenues de golf et colliers de perles, les féministes de la Barbe se glissent dans la peau des hommes et dénoncent leur hégémonie en les singeant. "Avec nos postiches, explique Marie de Cenival, nous rendons visible, tel un miroir, l’invisibilité des femmes dans les lieux de pouvoir. Nous rendons concrète la réalité affligeante des statistiques que personne ne veut voir (1)." Mêlant activisme et mise en scène arty, La Barbe filme chacune de ses interventions et les diffuse sur Internet via You Tube. Pas de grands discours mais des opérations basées sur l’image. Le montage reprend l’esthétique rétro des films muets du siècle dernier, ringardisant le sexisme contemporain et modernisant du même coup le féminisme. "Avec l’humour, nous désamorçons la mauvaise image des féministes", explique Marie de Cenival.

"Au moins, on ne pourra pas dire que nous sommes des féministes pas drôles, hystériques et mal baisées", remarque Annie, étudiante en psychologie. C’est le second degré qui attire la plupart des adhérentes : une vingtaine de membres actifs, une trentaine de sympathisantes. Professeur, chef d’entreprise ou salariée dans le monde associatif, elles ont vingt ou trente ans, la cinquantaine pour les plus âgées. Aucune ou presque n’a de passé militant féministe. "C’était le combat de ma mère, dit Coralie, 32 ans, deux enfants, salariée d’une association de lutte contre le sida. J’ai milité pour les sans-papiers, je ne me sentais pas concernée par le féminisme qui, à mes yeux, n’était vraiment pas sexy. Quand j’ai vu les premiers films de La Barbe, j’étais morte de rire. Et quand j’ai creusé la question, j’étais effarée." Porteur d’un renouveau féministe mixant humour, art et médias, La Barbe séduit par son mode d’action. "Je n’aime pas l’agressivité d’un meeting politique, alors que j’apprécie les actes incisifs et drôles de ce groupe, reconnaît Christine, chasseuse de têtes de 50 ans. Je ne me sens pas enfermée comme dans un parti. Je reste un électron libre." Les interventions du collectif rappellent la "zaps" d’Act Up, ces opérations spectaculaires qui ont scandé la lutte contre le sida : simulacre d’un mariage homosexuel à Notre-Dame de Paris, Die-in, manifs allongées sur le bitume pour symboliser les victimes de l’épidémie. "Nous sommes quelques-unes à avoir longtemps milité dans cette association, dit Marie de Cenival. Nous avons appris à planifier une action, à alerter les médias, à ne pas avoir la trouille. Act Up nous a donné ce culot que nous n’avions pas."
Avant de lancer La Barbe avec sa compagne américaine, Marie de Cenival a longtemps réfléchi – dans son bain – à la façon de dépoussiérer l’engagement féministe et d’éviter les travers passés. "Violence sexuelle, pub sexiste, prostitution ou voile, le féminisme s’est enfermé dans ces thèmes dits “de femmes” et s’est épuisé en s’entre-déchirant sur ces questions complexes à résoudre. De mon expérience à Act Up, j’ai retenu que si on voulait changer les choses, il fallait taper directement en haut de l’échelle, là où se prennent les décisions. L’important est d’avoir les rênes en main." La Barbe ne s’attaque qu’aux lieux de pouvoir et investit, poils au menton, le champ des hommes. "Lors de nos actions, certains nous disent, “vous feriez mieux de vous occuper de l’excision ou des violences conjugales.” Mais tactiquement, seul le pouvoir nous intéresse. Il ne s’agit pas de dire que les femmes seraient meilleures, mais simplement de donner à tous le droit et le choix de diriger." Suivant cette ligne, le symbole de la barbe s’est imposé de lui-même. "Le poil est l’attribut fondamental de la virilité et de la masculinité. Il suffit de mettre une barbe pour être du côté du pouvoir. Et puis, la barbe signifie ras-le-bol, non ?"

A la frontière des genres. Relevant de la désobéissance civile, les actions non violentes du collectif sont généralement bien accueillies. "A ce moment-là, tous les hommes jurent qu’ils sont féministes, mais ils ne peuvent s’empêcher de rajouter que nous serions bien plus jolies sans nos barbes", relève Catherine, économiste dans une grande banque française. Les rares femmes présentes dans ces lieux de pouvoir sympathisent avec la cause ou bien se montrent franchement agressives. "Elles en ont bavé pour en arriver là, elles ne veulent pas être assimilées à notre démarche, remarque Marie de Cenival. Même les femmes sont sexistes." En se situant à la frontière des genres, les membres de la Barbe perturbent leurs interlocuteurs. En mai dernier, le collectif s’était déjà invité au Sénat lors d’un colloque intitulé "le Parlement, miroir de la société". A la tribune, une brochette d’hommes, Edouard Balladur ou Jean-Pierre Chevènement. Du pain bénit pour La Barbe. Mais aussi Gérard Longuet. "J’ai des excuses, dit-il. Je suis mariée à une femme, ce qui est encore assez fréquent, j’ai quatre filles, et donc une mère, et quand j’ai un chien, c’est une chienne…" L’extrait est passé en boucle sur Internet. La réputation de La Barbe était lancée.

(1) 18,5 % de femmes à l’Assemblée nationale, une femme présidente de Région, 8 % de femmes dans les conseils d’administration des 500 premières entreprises françaises, 7,6 % de femmes dirigeantes au sein du CAC 40, 17 % des chefs et directrices des entreprises françaises…

PHOTOS : Pierre Gonnord
TEXTE : Cécile Daumas

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