Face au sexisme de la société, le féminisme de La Barbe.
par Guillaume Daudin
A l’insu des services de sécurité du Sénat, un groupe de militantes féministes s’est incrusté à une table ronde d’un colloque. Edouard Balladur et Jean-Pierre Chevènement ont assisté, mi-figue mi-raisin, à une re-définition du sujet « Le Parlement, miroir de la société française » par les militantes de « La Barbe », portant pour leur quatrième action une fausse... barbe.
Il est quatorze heures trente rue de Vaugirard, à Paris, et l’ambiance est feutrée dans les salons du Sénat. Salle Clémenceau, le Comité d’Histoire Parlementaire et Politique (CHPP) organise sa journée d’études autour du thème « La Ve République au Parlement ». Après le « buffet déjeunatoire » (sic) se prépare la première table ronde de l’après-midi, dont le sujet est : « Le Parlement, miroir de la société française ». Réunissant pour l’occasion Edouard Balladur (ancien Premier ministre), Jean-Pierre Chevènement (ancien Ministre), Claude Estier (ancien président du groupe socialiste du Sénat) ou encore Gérard Longuet (ancien ministre et sénateur de la Meuse), le CHPP a même pu bénéficier de la présence -inattendue- de Catherine Procaccia, sénatrice du Val-de-Marne, suite à une mini-polémique qui a entouré la préparation du colloque (le PS a dénoncé l’absence de femmes parmi les intervenantes, ce qui a amené M. Poncelet, président du Sénat, a dépêcher en urgence Mme Procaccia).
Le manque de représentantes du deuxième sexe à cette journée d’études n’a pas été repérée uniquement par Mme Rossignol. Alors que les portes de la salle Clémenceau s’ouvrent, une dizaine de femmes se faufile au premier rang. L’oeil averti note le contraste : aux broches, chignons bien faits et mini-jupes en tweed des autres rangs, elles ont préféré des tenues plus actuelles, parfois très colorées. Les intervenants s’avancent vers la tribune, et après quelques échanges de poignées de mains, s’installent dans leurs fauteuils. Alors que Bastien François, professeur à l’Université de Paris 1 et modérateur de la table ronde « ouvre » celle-ci, tout le premier rang se pare d’une fausse barbe. Si l’effet n’est guère visible à l’arrière, il est assez saisissant de face. Le « Che » esquisse un petit sourire timide puis son visage s’éclaire franchement, Bastien François fait de même. Le happening semble amuser... sauf l’ancien Premier ministre, Edouard Balladur, guère connu pour son caractère jovial, qui semble se retenir de saisir le micro pour lancer à nouveau « Je vous demande de vous arrêter ». Arrivant en trombe du fond de la salle, Jean Garrigues, président du CHPP et donc responsable de la journée d’études, grimpe à la tribune, se saisit du micro et s’écrie aussitôt qu’il y avait « autant de femmes que d’hommes invités, et seul un problème d’emploi du temps a fait que ce ne sont que des hommes qui sont venus », ajoutant que le CHPP a déjà fait un colloque sur « les femmes et le pouvoir ». Le ton, vindicatif, est de suite applaudi par une femme du second rang, applaudissements repris ensuite par une bonne part de l’assemblée. Gérard Longuet, qui prend ensuite le micro, fait mine de comprendre les motifs de la mobilisation. Dans un grand élan de féminisme, il va même jusqu’à déclarer qu’il a « à la maison une femme, quatre filles et quand j’ai un chien c’est une chienne » (sic).
Les quelques femmes qui suscitent l’oprobe sont en fait membres d’un groupe d’action féministe nommé « La Barbe ». Imaginé pendant l’été 2007, rentré en action il y a seulement trois mois, ce groupe compte à son actif déjà trois autres happenings. Dans l’un d’entre eux, les militantes allaient se faire dédicacer son dernier livre par Eric Zemmour, anti-féministe notoire, auteur d’un livre intitulé Le Premier Sexe. Le 27 mars, elles s’introduisent dans l’assemblée générale du Conseil National des Centres Commerciaux et Marie de Cénival, porte-parole improvisée, prend le micro pour dénoncer ironiquement la « féminisation intolérable du conseil d’administration », observable au fait qu’une femme occupe une place parmi les 18 sièges du Comité directoire du groupe. A l’origine de "La Barbe" avec quelques amies, elle nous explique que « tout est parti de la campagne présidentielle en 2007. Il a émergé à cette époque chez pas mal de femmes un ras-le-bol colossal face au sexisme ambiant. On était tellement excédées qu’on a fini par tracter pour Ségolène Royal, alors qu’on n’était pas spécialement du Parti socialiste. Et là, on a été confrontées à une violence supérieure à l’ordinaire ». A l’époque, elles sont choquées par les réactions hostiles de passants, mais un fait les marque en particulier, comme nous l’explique Marie : « parmi les femmes de gauche, de nôtre age, il y avait des réactions super négatives, certaines nous reprochaient de dire que Ségolène Royal était une femme, car elles pensaient que ça jouait en sa défaveur ». Face au sentiment que la caractéristique même d’être une femme devenait une « faiblesse », commença à émerger en elles la volonté de « réhabiliter les femmes avec elles-mêmes et avec une représentation du pouvoir ». Le manifeste du groupe « La Barbe » se termine par la mention « quand les femmes auront le pouvoir, on verra bien ce qu’elles en feront. En attendant, qu’elles le prennent ». Comme nous le précise Annie, une autre militante, « le but n’est pas en soi de prendre le pouvoir, c’est de faire en sorte que les gens, et notamment les femmes, puissent tout à fait imaginer qu’une femme détienne et exerce le pouvoir, que ça ne soit pas irréaliste ».
En termes de militantisme, le répertoire d’action de « La Barbe » déroute. Il se compose presque exclusivement de « rites » d’inversion. Tout comme les jeunes spartiates devaient en Grèce ancienne connaître l’obscurité, le vol et le meurtre pour pouvoir être un jour de parfaits citoyens, « La Barbe » a imaginé faire passer son message en inversant les rôles. Vêtues de fausses barbes, les militantes interviennent dans les lieux de pouvoir, ou l’inégalité des sexes est la plus frappante, en criant halte à la “féminisation rampante” de la société. Frapper les esprits, médiatiser les actions, ce groupe d’action féministe s’inscrit clairement dans la mouvance des « nouveaux mouvements sociaux ». Ce militantisme renouvelé, apparu dans les années 60-70 en France, a rompu avec une forme plus traditionnelle, de type syndicat ou parti, afin de promouvoir des problématiques telles que le féminisme, l’environnementalisme ainsi que les identités LGBT (Lesbienne – Gay – Bi – Transsexuel). Le but de ces mouvements est plus de s’attaquer aux effets du pouvoir qu’à la conquête de celui-ci. Il ne s’agit plus d’une remise en cause globale d’une certaine forme de société mais de la promotion militante d’une certaine identité.
Une femme âgée, interrogée par la suite, nous dira qu’elle « n’a pas trop saisi » le message du happening. Elle nous explique ensuite qu’« elle ne voit pas pourquoi elles agissent dans un si petit chose, je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’audience à l’extérieur et je pense qu’il y a d’autres actions à faire dehors par rapport à leur propos, plutôt qu’auprès d’un public qui est il me semble ici, acquis par définition ». Agir à l’intérieur, auprès des protagonistes, et se servir ensuite des médias pour transmettre le message, à travers les réactions des « victimes » de la mobilisation, voilà le mode d’action de “La Barbe”. Après tout, comme le disait si bien Olympe de Gouges deux siècles plus tôt, dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de la femme ».
Guillaume Daudin
Photos © François Lafite