Telerama. Les nouvelles feministes mettent les poings sur les i

La Barbe, Osez le féminisme, “Causette”… Longtemps considérées comme ringardes, les féministes reprennent du poil de la bête. Un renouveau né de l’engagement d’une jeune génération qui invente une forme de militantisme fait d’humour et d’activisme sur le Web. Et le boulot ne manque pas !
Rappeler le féminisme au bon souvenir de ce vieux pays machiste. Avant de se dégonfler comme une baudruche, l’affaire DSK aura eu ce mérite. Après des années à végéter dans le purgatoire des arrière-gardes – « je ne suis pas féministe, mais... » –, la lutte pour les droits des femmes a soudain retrouvé les grâces de l’actualité. La ringardise a changé de camp. Sacré coup de vieux pour les misogynes de tout poil, qui fantasment les féministes en goules velues et vengeresses. Fin juin, Le Parisien citait en une Laurence Parisot : « Le sexisme est un racisme. » La patronne du Medef en fille spirituelle d’Olympe de Gouges ? Puisqu’on vous dit que ça bouge.
Depuis le vote de la loi sur la parité, en 2000, on les avait perdues de vue, les retrouvant divisées à l’occasion de débats de société souvent montés en épingle. Et puis il y eut, dans les jours suivant l’arrestation de DSK, ce concours de saillies sexis­tes remporté par Jean-François Kahn avec son célèbre « troussage de domestique » : de quoi faire pousser des griffes aux moins radicales des féministes. Les voilà donc (presque) solidaires, et en ordre de bataille. Début juillet, plus de quarante associations se réunissaient à Evry pour une démonstration de force, la campagne présidentielle en ligne de mire. Les amazones du féminisme ne sont pas mortes. Elles ont même rajeuni. Effet d’aubaine, de loupe médiatique ou mouvement de fond ?
Si l’affaire DSK a servi de révélateur, le féminisme français ne l’a pas attendue pour se réinventer. Depuis quatre ans, de nouvelles voix sont apparues : le groupe d’action La Barbe en 2008, le réseau Osez le féminisme (OLF) un an plus tard, le Laboratoire de l’égalité en 2010. OLF et La Barbe font des petits, tandis que le nombre de réseaux de femmes en entreprise décolle. L’intérêt pour les droits des femmes commencerait même à déborder les sphères militantes. « Depuis quelques années, mes rapports sur l’inégalité professionnelle ou l’image des femmes dans les médias sont relayés dans la presse, assure Brigitte Grésy, inspectrice générale des affaires sociales, spécialiste des questions d’égalité. Le traitement médiatique de ces réalités a changé, les réseaux sociaux s’en emparent, alimentant le débat. C’est une tendance de fond, qui n’est pas près de s’émousser. »

Plus réservée sur la question, la journaliste Isabelle Germain incarne pourtant mieux que personne ce changement de perspective. En 2009, elle lançait Les Nouvelles News, le premier webmagazine généraliste au contenu « mixte ». « Une alternative à cette vision du monde phallocentrée où moins de 20 % des personnes citées sont des femmes ! Nous essayons de rétablir l’équilibre sur tous les sujets, du sport à l’économie. » Les hommes, qui représentent 40 % des lecteurs, ont l’air d’apprécier.
“Une certaine combativité est en train 
de renaître. Des lois ont été faites,
il s’agit de les faire appliquer. Ça passera
par un changement de mentalités.”
Chez Causette, cela fait deux ans que la rédaction s’adres­se à des lectrices « plus féminines du cerveau que du capiton ». Aux antipodes des « féminins » traditionnels, qui ont depuis longtemps vendu la cause aux fabricants de cosmétiques, ce magazine ne compte presque pas de pub et ne s’interdit pas les sujets sérieux. Grégory Lassus, son fondateur, se souvient des réactions au tout premier numéro : « La coïncidence entre journalisme de qualité et magazine féminin semblait si improbable qu’on nous a tout de suite collé l’étiquette "féministes". Comme si parler de places en crèche plutôt que de crèmes de jour relevait d’un acte militant... » Depuis son lancement, le succès du journal ne cesse de s’affirmer. Ses ventes avoisinent les 30 000 exemplaires, et son lectorat transgénérationnel (« de 15 à 89 ans chez les abonnés ») est réparti sur toute la France. « Causette a répondu à une attente, estime Liliane Roudière, corédactrice en chef. Celle d’un magazine qui ne prend pas les femmes pour des porte-manteaux. » D’autant que le féminisme ne se vit plus comme une maladie honteuse. « Les années 1980 ont marqué le triomphe de la féminité sur le féminisme. Une certaine combativité est en train de renaître. Des lois ont été faites, il s’agit de les faire appliquer. Ça passera par le changement de mentalités prôné par Causette. »
On n’avait pas vu ça depuis 1995, quand l’arrivée de la droite au pouvoir et la Conférence mondiale sur les femmes de Pékin avaient remobilisé les féministes françaises, endormies sur les acquis des années 1970. Pour Caroline De Haas, la très médiatique ex-porte-parole d’OLF, l’actuel sursaut remonte à janvier 2009. « En menaçant de supprimer les crédits du planning familial (1), le gouvernement a fait une grosse boulette. On a réalisé que nos droits pouvaient être menacés. » En quelques semaines, 150 000 personnes signent une pétition de soutien, et OLF se crée dans la foulée. « Depuis deux mois, l’affaire DSK n’a fait qu’enfoncer le clou : en révélant l’ampleur du sexisme dans notre société, elle a mis au jour un profond ras-le-bol. » Une semaine après l’éclatement de l’affaire, une manif rassemblait 3 000 personnes à Paris. « Pour réunir autant de monde, il faut s’y prendre six mois à l’avance. Cette fois, il ne nous a pas fallu vingt-quatre heures ! »
C’est que les femmes y avaient cru, à leur avenir meilleur. A terme, la loi sur la parité ne devait-elle pas favoriser l’abolition des discriminations sexistes dans les sphè­res professionnelle et privée ? Il n’en a rien été. Aujourd’hui, 18,5 % des députés sont des femmes, les écarts salariaux sont toujours aussi importants (en moyenne 27 % de salaire en moins) et les postes à responsabilité demeurent l’apanage des hommes. Quant au partage des tâches domestiques, il reste profondément inéquitable : 80 % sont accomplies par les femmes. « Pendant toutes ces années, la situation a stagné, faute de volonté politique, déplore Cécile Daumas, journaliste et présidente de l’association le Laboratoire de l’égalité. Ça suffit, il nous faut reprendre la main ! »
Petites-filles assumées des militantes historiques, les nouvelles féministes ont su adapter leurs combats à leur époque. Le principe de mixité s’est ainsi généralisé. « Dans les années 1970, nous pratiquions une non-mixité de combat, se souvient Françoise Picq, ex-militante du Mouvement de libération des femmes (MLF) et spécialiste de l’histoire du féminisme. Dans les années 1990, après vingt ans de lutte, la domination masculine semblait assez ébranlée pour que les féministes ne prennent plus le risque de se faire taxer de misandres. » Pas question de relancer l’antique guerre des sexes, anachronique et contre-productive aux yeux des jeunes gens des années 2000.
Les modes d’action aussi ont changé. « A la spontanéité créative du MLF, assez désorganisé à l’époque, se sont substituées des campagnes de communication remarquablement orchestrées », analyse Françoise Picq. « Ce qui nous différencie le plus des féministes des années 1970, c’est Internet », résume Caroline De Haas, qui a gardé de son passage dans un syndicat étudiant un solide sens de la stratégie. Facebook, Twitter : âgés en moyenne de 24 ans, les militants d’OLF ont conquis la Toile avec une redoutable efficacité. « En interne, on organise des séances de média-training pour donner à nos militants les moyens de faire passer notre message. On veut être un mouvement de masse. » Récemment, OLF lançait le blog participatif Vie de meuf pour « rendre visible le sexisme ordinaire ». « Sur le site du réseau, 10 000 à 15 000 personnes se connectent tous les mois. Sur le blog, c’est dix fois plus ! »
“L’idée de La Barbe est de ridiculiser 
l’entre-soi des hommes puissants. On a déjà
‘barbé’ soixante-treize lieux et les internautes 
nous indiquent de nouvelles cibles.”
Tout en se situant dans le lignage ironique du MLF qui, en 1970, déposait une gerbe sous l’Arc de Triomphe en mémoire de la femme du soldat inconnu, les activistes de La Barbe savent, elles aussi, créer le buzz. Destinées à dénoncer l’hégémonie masculine dans les lieux de pouvoir, leurs interventions commandos sont filmées et diffusées sur Internet. On peut ainsi les voir surgir, postiches au menton, en plein conseil d’administration du groupe Carrefour... « L’idée est de ridiculiser l’entre-soi des hommes puissants, explique une "barbue", Cathy Stephan. On a déjà ’’barbé’’ soixante-treize lieux et les internautes nous indiquent tous les jours de nouvelles cibles par mail. »
Autre différence majeure avec les féministes des années 1970 : le rapport aux institutions. « Nous étions dans une opposition frontale au pouvoir, se souvient Françoise Picq. Mais, depuis 1981 et la création d’un ministère des Droits des femmes, le féminisme s’est institutionnalisé, au risque de l’instrumentalisation. Pour la relève, c’est parfois compliqué d’être à la fois autonomes et influentes. » Collaboratrice de Benoît Hamon, porte-parole du PS, Caroline De Haas assume l’ancrage à gauche d’OLF. « On veut changer la société. Pour cela, on actionne deux leviers : l’opinion publique, susceptible de faire pression sur les classes dirigeantes, et le recrutement au sein des partis politiques, des Verts au NPA. Notre objectif est de peser sur la campagne de 2012. »
“La crise a révélé les défaillances 
du leadership masculin. Du coup, le 
phénomène des réseaux de femmes
en entreprise est en train d’exploser.”
Une approche pragmatique que partage, à sa façon, le Laboratoire de l’égalité. « Le féminisme doit renouveler sa façon de militer, estime Cécile Daumas, qui cite en exemple le féminisme nordique, proche des syndicats. Les manifs ne servent plus à grand-chose, l’urgence est à l’efficacité ! » Constitué de représentants du monde médiatique, économique ou associatif, le Laboratoire entend fonctionner comme un lobby. « Il faut marquer les politiques à la culotte : les interpeller, influer sur les textes de loi... » Dans le secteur privé, les femmes sont déjà passées à l’offensive. Pour Brigitte Grésy, « la crise a révélé les défaillances du leadership masculin. Du coup, le phénomène des réseaux de femmes en entreprise est en train d’exploser. » Anciennes élèves de grandes écoles, cadres, se réunissent pour infléchir les critères masculins de compétence professionnelle : horaires à rallonge, présence obligatoire sur le lieu de travail...
« Elles sont toujours en train de se crêper le chignon ! » : c’est l’un des grands classiques de l’arsenal antiféministe. Et il faut reconnaître qu’il a parfois touché juste. Entre autres pommes de discorde, le port du voile, la prostitution, la maternité... En 2005, Ni putes ni soumises provoquait un schisme ravageur au sein du mouvement en dénonçant un féminisme « bourgeois » qui se serait « arrêté au seuil des ghettos ». Dans le « champ de bataille » du féminisme français, le sociologue Eric Fassin, l’un des rares hommes publics à s’en revendiquer, voit une preuve de sa vitalité. « Certains débats demeurent, d’autres sont aujourd’hui dépassés – la controverse sur la parité est devenue caduque quand la loi est passée. Mais, à chaque fois, ils suscitent d’autres questionnements. Ainsi, la parité a permis de parler de l’égalité des salaires et du partage des tâches domestiques. »
“Dans le glossaire de l’expo parisienne
‘Le zizi sexuel’, qui expliquait la sexualité 
aux enfants, le clitoris a été oublié.”
Les lignes bougent : au sein des forces vives, les universalistes, qui nient l’existence d’une nature féminine, ont fini par s’imposer, au détriment des différentialistes, qui prônent « l’égalité dans la différence ». Mais, dans l’opinion, l’idée que les femmes et les hommes seraient différents par essence continue d’infuser. « Le nerf de la guerre, c’est l’éducation, insiste Thomas Lancelot-Viannais, cofondateur de Mix-Cité, en 1997. Si on continue à polluer l’imaginaire des petits avec une vision du monde sexué, les mentalités ne changeront pas. » Régulièrement, Mix-Cité mène campagne contre les jouets sexistes. « Le conditionnement est partout, jusque sur les bodies Petit Bateau où sont imprimées les pseudo-caractéristiques des filles et des garçons : douce et coquette pour elle, rusé et courageux pour lui ! »
L’intime est plus que jamais politique : en témoigne la campagne Osez le clitoris, lancée en juin par OLF. « Dans le glossaire de l’expo parisienne "Le zizi sexuel", qui expliquait la sexualité aux enfants, le clitoris a été oublié, note Caroline De Haas. Heureusement, on trouve le mot “césarienne”... » Les approches se renouvellent sous l’influence des « gender studies » (études sur le genre) – Sciences-Po vient de leur consacrer une chaire, huit ans après la création d’Effigies, un réseau de jeunes chercheurs(ses) spécialistes de la discipline. En montrant que le genre (féminin ou masculin) est une construction sociale et culturelle, ces théories pointent, par exemple, l’arbitraire de la division sexuelle du travail, facilitant ainsi sa remise en cause.
On aurait tort, pourtant, de se réjouir trop vite. « Le mythe de l’égalité-déjà-là », selon la chercheuse Christine Delphy, continue de faire des ravages. « On est encore au milieu du gué, résume Isabelle Germain. Sous prétexte que les Afghanes sont plus à plaindre, on devrait se contenter de la place qu’on nous laisse ! » A Mix-Cité aussi, on modère son enthousiasme : « En quinze ans, ironise Agnès Guérin-Battesti, on a obtenu la loi sur le nom de famille (2) et onze jours de congé paternité... Avec la réforme des retraites, qui pénalise les femmes, et la fermeture massive des centres IVG, Sarkozy a fait régresser nos droits. Et ce ne sont pas les décevantes propositions du PS en la matière qui nous rendront optimistes... »
A Saint-Denis, où l’association Voix d’elles rebelles a pris ses quartiers en 1995, Sarah Oussekine, la présidente, dresse un bilan amer. « De plus en plus de femmes en difficulté viennent nous demander de l’aide. Or, le nombre de places en foyer diminue et nos subventions baissent. » Sauvée de la dépression par la lecture du Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, elle croit au travail de terrain, auprès de celles qui « n’ont aucune idée de ce que le féminisme veut dire ». Le téléphone sonne : c’est la préfecture de Bobigny, pour lui annoncer la régularisation d’une femme que son mari maintenait dans l’illégalité depuis vingt ans. « Aujourd’hui, elle devient citoyenne. Et demain, qui sait, féministe ? ».

Mathilde Blottière
Télérama n° 3210
Le 25 juillet 2011 à 14h30
(1) Depuis 1960, l’association informe sur la sexualité, la contraception, etc.
(2) Depuis 2005, un enfant peut porter le nom de son père, celui de sa mère ou les deux.

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