Les arts du spectacle, une affaire d’hommes - le blog du Diplo

En 2006, Reine Prat, chargée de mission auprès du ministère de la culture, avait publié un premier rapport (PDF) sur l’égalité hommes-femmes dans les domaines du théâtre, de la musique et de la danse. Elle y énumérait des chiffres qui avaient alors fait l’effet d’une bombe : 92% des théâtres consacrés à la création dramatique étaient dirigés par des hommes, de même que 89% des institutions musicales et 86% des établissements d’enseignement.
Ce déséquilibre massif concernait également les spectacles eux-mêmes : 97% des musiques qu’on pouvait entendre dans les institutions avaient été composées par des hommes ; ceux-ci dirigeaient 94% des orchestres programmés ; ils étaient les auteurs de 85% des textes montés, et signaient la mise en scène de 78% des spectacles. Parmi tous les cas qu’examine Reine Prat dans son deuxième rapport (PDF), récemment publié, le plus spectaculaire est sans doute celui du théâtre de l’Odéon : depuis la rentrée 1997 (sous les directions successives de Georges Lavaudant et d’Olivier Py), ce sont des hommes qui ont mis en scène 100% des spectacles programmés aux Ateliers Berthier et 95% de ceux présentés dans la grande salle ; aucune metteuse en scène n’y a été accueillie depuis 2002… Entre autres effets, écrivait Reine Prat en 2006, cette exclusion produit « des représentations artistiques qui tendent à renforcer les stéréotypes (…), plutôt qu’elles ne contribuent à l’invention de nouveaux rapports sociaux de sexe ».
La publication du premier rapport, en juillet 2006, avait été l’occasion de remarquer que pas une femme ne figurait au programme du festival d’Avignon, qui fêtait cette année-là son 60e anniversaire. Sur 884 spectacles présentés depuis la création du festival, seuls 60, soit moins de 7%, étaient l’œuvre de femmes. Et, jusqu’à aujourd’hui, une seule – Ariane Mnouchkine – a eu accès (plusieurs fois) au saint des saints, la Cour d’honneur. Sur sept artistes associés au Festival de 2004 à 2009, on compte une seule femme, une actrice, mais… en binôme avec un metteur en scène – un cas de figure exceptionnel. Signalons au passage que 59% des spectateurs d’Avignon sont des spectatrices.
Moins dignes que les hommes de présider aux destinées artistiques d’une structure culturelle, les femmes semblent davantage appréciées lorsqu’il s’agit de prendre en charge l’intendance, à laquelle les grands esprits, c’est bien connu, n’entendent rien. Elles assurent ainsi 16% des directions artistiques des compagnies, 25% des directions de festivals, 34% des directions de lieux de résidence, mais 71% de l’administration des compagnies, 57% de l’administration des lieux de résidence, et 53% de l’administration des festivals… « Il est communément admis, écrit Reine Prat dans le rapport 2009, que si tant d’hommes dirigent les institutions et en assurent la représentation à l’extérieur, c’est que tant de femmes occupent les fonctions de seconde et font tourner la maison, chacun restant ainsi dans son rôle et sur son territoire (sphère publique/sphère privée). »
Pourquoi ce problème n’avait-il encore jamais été soulevé ? Sans doute parce que l’image flatteuse d’un milieu voué à la création, et donc supposé « éclairé », dissuade de relever des archaïsmes et un conservatisme pourtant flagrants – quels que soient les oripeaux contestataires ou avant-gardistes dont on les habille. Reine Prat épingle une certaine « conception de l’Artiste Créateur que nous devons au XIXe siècle et qui reste active aujourd’hui dans les comportements si ce n’est dans les théories ». Le Créateur, par essence, est un homme ; les femmes restent plus volontiers cantonnées aux rôles d’interprète ou de muse.
En outre, le milieu artistique vit largement dans la croyance que seul le talent décide d’une carrière, alors que bien d’autres facteurs sont déterminants : le temps, les moyens financiers, les réseaux dont on dispose, l’équipe dont on s’entoure, les occasions de se confronter au public, les chances de franchir les « filtres » des concours, sélections ou nominations… mais aussi la capacité à se sentir légitime pour mener une carrière, ce qui, compte tenu de la rareté des modèles d’identification à disposition, n’a rien d’évident.
Le paravent est l’ami de la femme

« Les seuils d’élimination apparaissent de manière très visible, note Reine Prat, si l’on examine le secteur de l’enseignement spécialisé » (musique, danse et art dramatique) : les garçons représentent 38% des élèves de l’enseignement initial (EMMA [1], ENM [2], CNR [3]), mais 50% des étudiants des conservatoires nationaux supérieurs ; les hommes constituent 49% du corps professoral dans l’enseignement initial, mais sont 86% à la direction d’un de ces établissements, et 100% à la direction des quatre principaux établissements d’enseignement supérieur.
Si l’on pouvait encore soupçonner les femmes d’être moins nombreuses car moins douées, l’« affaire des paravents » apporte la preuve du contraire. Les orchestres classiques, raconte Reine Prat (reprenant les travaux de Hyacinthe Ravet sur les femmes et la musique), ont en effet décidé un jour, pour éviter les passe-droits lors des concours, que les candidats auditionneraient derrière un paravent. Surprise : cette pratique leur a valu une soudaine recrudescence de femmes dans leurs rangs… Et fait, du coup, l’objet d’une polémique récurrente. L’orchestre philharmonique de Vienne a tranché la question : il exclut d’emblée les femmes et les « personnes de couleur ».
Des hommes cooptant d’autres hommes, l’homosocialité du milieu fait boule de neige. Lorsqu’il s’agit de pourvoir un poste à responsabilité, remarque Reine Prat, les postulantes n’ont jamais les qualités requises : une « forte personnalité », acceptée ou valorisée chez un homme, sera jugée problématique chez une femme (que l’on pense aux rumeurs qui ont encore circulé, en mai dernier, sur le comportement « tyrannique » d’Isabelle Huppert à l’égard des membres du jury du Festival de Cannes qu’elle présidait). A l’inverse, on jugera que les autres « ne font pas le poids ». Ce manque de confiance dans la capacité des femmes à mener leur barque se traduit très concrètement par les ressources plus faibles qu’on leur alloue : le rapport de 2006 relevait que les scènes nationales recevaient une moyenne de 2 347 488 euros de subventions lorsqu’elles avaient à leur tête un homme, et de 1 764 349 euros lorsqu’il s’agissait d’une femme.
Les choses ont-elles un peu bougé après la publication du premier rapport ? Plusieurs initiatives ont été prises par la Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles (DMDTS), qui, signale le rapport 2009, « a réuni, de manière informelle, des personnalités du spectacle vivant susceptibles d’apporter une contribution à la compréhension de ces phénomènes. Une dizaine de rencontres ont eu lieu entre 2006 et 2008, avec des femmes de théâtre, des musiciennes, des directrices ou administratrices d’institutions ». Des groupes de réflexion thématiques et des collectifs se sont également constitués à l’échelle de certaines régions. En 2008, l’association H/F a vu le jour à l’initiative de femmes et d’hommes travaillant dans les arts du spectacle en Rhône-Alpes. Le collectif féministe La Barbe s’est également emparé de la question (voir ses interventions au Festival d’Avignon, au Théâtre de l’Odéon et au Théâtre de la Colline).
Un progrès notable cependant : alors que, depuis la création de la Comédie française, en 1680, aucun des cinq théâtres nationaux consacrés à l’art dramatique n’avait été dirigé par une femme, on est parvenu en trois ans à une stricte parité, avec les nominations de Muriel Mayette à la tête de la Comédie française (août 2006), Julie Brochen au Théâtre national de Strasbourg (2008) et Dominique Hervieu au Théâtre national de Chaillot (2008), cette dernière en codirection avec le chorégraphe José Montalvo. Reine Prat rappelle cependant que les deux théâtres lyriques nationaux « ont toujours, et depuis toujours, un directeur à leur tête ». Enfin, Graziella Contratto, seule femme à diriger l’un des vingt-trois orchestres permanents en région (celui des Pays de Savoie), et qui avait elle-même succédé à une femme (Claire Gibault), cédera sa place à un homme en septembre. « La proportion de directrices passera ainsi de 4% à 0%, commente Reine Prat. Fin d’une exception... »
Voir la présentation du travail de Reine Prat sur le site du Centre Pompidou, à l’occasion de l’exposition « elles@centrepompidou » (26 mai 2009).
P.-S. du 17/08/09. Reine Prat nous demande de préciser, à propos des chiffres donnés pour la direction de compagnies, « qu’il s’agit là du secteur particulier des “arts de la rue”. Les choses sont un peu différentes pour : 
— le théâtre : les femmes dirigent 30% des compagnies dramatiques subventionnées (mais seulement 8,8% des théâtres consacrés à la création dramatique), 
— la danse : elles dirigent 41% des compagnies chorégraphiques mais ne sont plus aujourd’hui que 25% (contre 41% en 2003-04) à la direction des centres chorégraphiques nationaux ».

par Mona Chollet

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