Le militantisme decale des feministes de La Barbe - Le Monde

Stupéfait, le président du conseil général des Yvelines interrompt sa lecture et regarde autour de lui, ébahi. Une femme, puis une autre viennent d’entrer en silence dans l’hémicycle rouge et or de l’hôtel du département de Versailles. Elles sont maintenant une dizaine, alignées au pied de l’estrade : sous les lustres de cristal, elles se tiennent debout, impassibles, une barbe postiche sur le visage. L’une d’elles porte une pancarte où l’on peut simplement lire : "La Barbe".

A la tribune, le président s’agite fiévreusement. "Je demande aux services de sécurité d’intervenir rapidement, lance Alain Schmitz. Ces jeunes personnes doivent quitter la séance immédiatement. L’opération Mardi gras est terminée." Avant de quitter l’hémicycle sans un mot, les Barbues distribuent aux conseillers généraux un texte dénonçant la "lamentable féminisation de notre République". "Messieurs les conseillers, La Barbe vous félicite ! Contre les sirènes de la parité, vous êtes à l’avant-garde et votre résistance nous honore."

Sur 39 élus, le conseil général des Yvelines compte 35 hommes (90 %) : son exécutif de 12 membres est exclusivement masculin. Les Barbues se réjouissent de ce respect envers "l’ordre naturel des choses". "Depuis la loi sur la parité, les femmes s’infiltrent dans nos instances politiques locales, font-elles mine de s’indigner. Comment nos élus pourront-ils conserver les charges électives multiples indispensables à la conduite avisée des affaires publiques ?"

Façon Monty Python
Créée en 2008, La Barbe est un groupe féministe qui manie le second degré à la façon des Monty Python. Imperturbables, elles s’affublent d’une barbe et se rendent dans les lieux de pouvoir afin de féliciter solennellement les hommes qui résistent à l’invasion féminine. Nul tumulte ou tapage dans ces interventions inspirées par l’activisme de l’association Act Up : elles restent silencieuses afin de rendre visible, par l’absurde, l’absence des femmes dans les milieux les plus influents.

L’idée des Barbues est de renverser symboliquement les rôles. "La Barbe, c’est à la fois un jeu de miroir et un jeu de mots, raconte l’une des fondatrices, Alix Béranger, chargée de mission pour Europe Ecologie. La barbe parce qu’il s’agit d’un attribut viril : s’il faut être un homme pour exercer le pouvoir, mettons-en une ! Et la barbe, parce qu’on en avait marre de voir des assemblées d’hommes : la barbe ras-le-bol... Nos actions sont des plaidoyers visuels qui font apparaître le plafond de verre."

Le groupe est né au lendemain de l’élection présidentielle de 2007, où la candidature de Ségolène Royal avait parfois donné lieu à des réflexions sexistes. "A cette époque-là, on s’est mis à regarder le monde avec un oeil plus intransigeant, explique Mathilde Cannat, chercheuse au CNRS. On a observé les lieux de pouvoir de plus près, on a consulté les statistiques et on s’est rendu compte que la plupart comptaient très peu de femmes."

En France, la féminisation de la politique est très embryonnaire. Là où la loi impose la parité, comme dans les conseils régionaux, les femmes représentent près de la moitié des élus, mais ailleurs, les hommes restent omniprésents : ils représentent 78 % des sénateurs, 87 % des conseillers généraux et 91,5 % des maires des communes de plus de 3 500 habitants. L’Assemblée nationale ne compte que 18,5 % de femmes.

La parité n’est guère plus répandue dans les milieux économiques. Seules 17,4 % des sociétés françaises sont dirigées par des femmes, la plupart dans le commerce. Dans les entreprises du CAC 40, elles ne représentent que 25 % de l’encadrement, mais à peine 10 % des sièges des conseils d’administration.
Depuis la création de La Barbe, 35 cénacles ont reçu la visite surprise d’un commando. Ces "intrigantes" ont investi tour à tour le Comité national olympique - 39 hommes pour 45 sièges (86 %) -, les Rencontres de la modernisation de l’Etat et des acteurs publics - 134 invités masculins sur 148 (90 %) - ou la présentation du groupe Lafarge - 13 hommes sur 14 membres au conseil d’administration (93 %).

Le 26 octobre 2009, elles se sont invitées à la séance solennelle de rentrée des cinq académies, sous la coupole de l’Institut de France. Alors qu’Erik Orsenna s’installait au pupitre pour son "Eloge de l’ombre", huit femmes à barbe se sont inclinées avec révérence, avant d’expliquer que 93 % des académiciens sont des hommes. "Puisse votre valeureux cénacle continuer de démontrer, par la limpide évidence de sa virile composition, que l’esprit a un sexe, et lequel", concluaient-elles.

Ironie, déguisement, jeu de miroir : les Barbues ont inventé un militantisme décalé qui joue avec les symboles. " Ce qui compte, c’est de frapper les esprits, précise Christine Blache, qui dirige un cabinet de recrutement à Paris. L’irruption des Barbues, c’est un malaise qui grandit, une image qui sème le trouble."

Anne Chemin

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