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décembre 11th, 2011 Posted in Écrans et pouvoir, Les pros

Les féministes du collectif La barbe arborent un postiche pour perturber des réunions publiques (une convention du parti au pouvoir, par exemple) en félicitant les intervenants de leurs efforts pour pérenniser la domination masculine et en brandissant des slogans tels que « le racisme c’est bien, le sexisme c’est mieux ». L’humour grinçant de ces happenings est plutôt bienvenu, quoique, en tant que vaguement barbu, il me fasse tiquer sur la forme — qu’est-ce qu’ils ont fait de mal, les barbus ? —, mais c’est une autre affaire1.

Le 9 décembre, deux représentantes du collectif étaient invitées au Petit Journal de Yann Barthès, sur Canal+. Le Petit journal est une émission de divertissement qui traite de l’actualité avec une certaine légèreté et tourne les médias et la classe politique en dérision, en montrant par exemple les coulisses d’une interview, ou en comparant des discours actuels à d’autres plus anciens. D’abord simple rubrique du Grand Journal, le Petit Journal est devenu une émission à part entière cette année. Derrière le divertissement, cette émission révèle parfois de petits moments de vérité quant à la manière dont sont fabriquées les représentations de l’actualité, mais son fonctionnement un peu répétitif et ses tics font de ce programme une sorte de tribunal professionnel qui ne cherche pas tant à nous expliquer le monde qu’à sanctionner ceux qui ne respectent pas au mieux la règle du jeu : ceux qui bafouillent, ceux qui hésitent, ceux qui se contredisent, ceux dont les bons mots tombent à plat, etc.
Lorsque Le Petit Journal permet un décryptage édifiant des médias et de la communication politique, c’est par simple accident collatéral, car son effet véritable est au contraire de pousser chacune de ses cibles à plus de professionnalisme médiatique, à plus de « fluidité », à mieux respecter les règles du divertissement : que rien n’accroche, que rien ne gène, ne perturbe, que l’on affirme plutôt que de se poser des questions, que l’on parle plutôt que de réfléchir, que l’on se complaise dans sa caricature, dans son rôle, plutôt que de surprendre véritablement. Je ne pense pas que ç’aient été les intentions initiales du Petit Journal, mais le résultat est bien là : seul compte le spectacle et un couperet impitoyable s’abat sur ceux qui ne se plient pas à sa morale.

Le Petit Journal a régulièrement des invités, qui sauf erreur ou oubli de ma part (je ne le regarde pas tous les jours ceci dit) sont exclusivement issus du monde médiatique, qu’il s’agisse de journalistes, de bêtes politiques du petit écran, ou tout simplement de gens qui aiment se trouver devant les caméras, comme un « hacker médiatique » qui, depuis plus de quinze ans, se débrouille pour apparaître parmi les badauds anonymes devant les lieux où sont postées des caméras et qui expose régulièrement un avis plat et banal (donc fluide, donc incapable d’apporter des informations, donc télévisuel) à ceux qui lui tendent le micro2.
Le collectif La Barbe utilise le spectacle comme mode d’action et il était presque logique de les inviter au Petit Journal. Sauf que le sujet de La Barbe est un vrai sujet, d’une part, et que, d’autre part, leur recours au happening et leur discours sont loin d’être aussi professionnels qu’il l’aurait fallu pour profiter d’une connivence médiatique de la part de ce qui est devenu, bon gré mal gré, le tribunal du divertissement politique et médiatique. La séquence n’a duré que six minutes mais elle s’est extrêmement mal déroulée, plaçant les spectateurs dans une atmosphère d’inconfort et de malaise : il est absolument rarissime que des chaines nationales présentent à une heure de grande écoute des invités qui ne soient pas puisés dans le réservoir de ce que les professionnels du domaine appellent les « bons clients », c’est à dire des gens qui parviennent à participer au flux médiatique sans hésitations, sans contretemps, qui sont capables d’entretenir le jeu de domination et de séduction qui caractérise la parole dans les émissions de grande écoute à la télévision et à la radio, et qui, tant qu’à faire, acceptent sans trop protester la place arbitraire qu’on leur attribue : expert pointu, expert en tout, amuseur, râleur, etc.

On remarque au passage que seul le présentateur a le droit d’aller chercher la complicité du spectateur en regardant la caméra en face...

Infortunées Céline et Amélie (les deux jeunes femmes qui cachent sous « une barbe un peu moche » des « visages qui ne sont pas moches », selon leur intervieweur), donc, qui sont allées se fourvoyer sur le plateau d’une émission où l’on n’avait pas prévu qu’elles aient l’idée de s’attaquer à la manière dont est dirigée la chaîne Canal+ (comme l’a écrit Pierre Bourdieu en son temps, les médias exigent que personne d’autre qu’eux-mêmes ne fasse la critique de leur fonctionnement), où il n’était pas convenu qu’elles osent répondre à des questions par d’autres questions ni qu’elles esquiveraient les perches tendues telles que la dernière question posée par Yann Barthès qui demandait en substance aux jeunes femmes de rassurer les hommes en affirmant qu’elles ne leur voulaient pas de mal (« pouvez-vous dire aux hommes que vous n’avez rien contre eux ? »).
Ce genre de séquence, que la télévision fait tout pour éviter, est une puissante cause de stress pour le spectateur mais n’en est pas moins instructive en ce sens qu’elle permet de comprendre la nature même des médias audiovisuels de masse et leur incapacité à accepter ce qui sort du format. Bien sûr, tout cela est contenu depuis bientôt cinquante ans dans la célèbre affirmation de Marshall McLuhan, « le message, c’est le médium ».
Lorsque les invités d’une émission causent du déplaisir et du stress au public, celui-ci est aussitôt envahi par des pulsions qui vont de la commisération (« les pauvres, elles ont eu le trac, elles sont intimidées ») à une forte agressivité, et ce indépendamment du fait de souscrire ou nom au message qui entendait être transmis. Le message peut d’ailleurs pâtir de la manière dont il est représenté, comme le suggère Sophie-Pierre Pernaud quand elle conclut un article sur cette édition du petit journal par une question à ses lectrices : « Te sens-tu trahie par la cause féministe après avoir regardé leur intervention qui frôle l’humiliation ? »

On peut adopter de nombreuses stratégies. On peut, comme certains, refuser de s’exprimer dans les médias audiovisuels de masse. On peut, comme André Gunthert, s’engager sciemment dans le piège pour étudier le fonctionnement de la machine médiatique. On peut, comme Jean-Luc Mélenchon ou Jean-Marie Le Pen3, accepter le jeu médiatique comme un défi à relever, presque une bataille (bataille qui doit se mener avec sérénité et assurance, cependant : l’agressivité non-victorieuse est toujours punie dans ce genre de cas). On peut, comme beaucoup de politiques de premier plan, imposer aux intervieweurs un contrat extrêmement clair et connaître par avance toutes les questions qui seront posées.
Mais j’ai peur qu’on ne puisse plus espérer faire passer des idées sur ce genre de support sans un minimum de préparation et de connivencce. Le public, et je m’inclus dans cette catégorie, n’est absolument plus capable de le supporter nerveusement.

Rien à voir, quoique…

L’évènement du jour sur les réseaux sociaux (qui, comme les médias, aiment bien parler d’eux-mêmes), c’est la découverte que François Fillon, toujours premier ministre, fréquente Twitter de manière discrète sous le nom @fdebeauce. Que des dirigeants politiques se faufilent dans la plèbe avec l’espoir d’y entendre en personne ce qui se dit loin de leur regard n’a rien de neuf : après tout, le mot incognito nous vient de l’antiquité romaine et on ne compte pas les anecdotes de ce genre au fil de l’histoire humaine. Ne pas se faire connaître est une manière de s’informer autrement que par le filtre des membres de cabinet, des collaborateurs, des flatteurs, des services secrets, des médias ou des sondages, qui ont tous un intérêt à maîtriser le contenu des informations qu’ils fournissent et très peu de raisons d’être honnêtes. Je ferais tout de même remarquer à l’intéressé même s’il ne me lira pas, que les quarante-trois personnes dont ils suit les tweets sont exclusivement des journalistes ou des politiques, population qui s’exprime généralement à titre professionnel, voire officiel, qui constitue une classe sociale à part entière et n’est donc représentative que d’une partie mesquine de la société française, mesquine quoique déjà bien favorisée par les médias, qui sont son milieu naturel. L’intérêt de Twitter réside à mon sens dans sa capacité à permettre à des mondes différents d’entrer, même de manière très temporaire, en friction.
N’importe quel iconologue ou sémioticien peut témoigner de la richesse sémantique des attributs pileux (barbe taillée, négligée, avec ou sans moustache, barbe d’instituteur socialiste, barbe salafiste, barbe du sage, barbe du patriarche, bouc second-empire, etc.) et il me semble maladroit de s’emparer de ce symbole sans précautions… [↩]
À rapprocher des Apparitions de l’ami Matthieu Laurette, qui s’est débrouillé pour se trouver filmé parmi le public de diverses émissions (Frou frou, Tournez manège, etc.), et qui a ensuite tiré de ces images des montages qui isolent ses apparitions. [↩]
Politiquement, Mélenchon et Le Pen sont aux antipodes l’un de l’autre mais il est intéressant que les journalistes les associent si naturellement alors que ne les rapprochent que des détails formels, tels que la (rare) capacité à s’exprimer dans un français correct et le fait de ne pas accepter de se laisser dominer par les intervieweurs tout en étant suffisamment séduisants ou intéressants pour que lesdits intervieweurs ne résistent pas à l’envie d’essayer de s’y frotter tout de même. [↩]

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