La Barbe frappe les milieux d’affaires - Le Zoom Info

par Lucie Hennequin 
Rubrique : société -


Lundi soir, la radio BFM récompensait les acteurs économiques de l’année 2008. Une cible de choix pour le groupe d’action féministe La Barbe, qui s’était invité parmi les hôtes de marque de la soirée, au Théâtre Marigny près des Champs-Elysées.

Ce soir, La Barbe joue gros. « Les BFM Awards, c’est une belle cible », se réjouit Marie, 45 ans. Militante dans une association de lutte contre le sida, elle est une des fondatrices de La Barbe. Et elle n’a pas dormi de la nuit. Dernier briefing devant le théâtre Marigny, près des Champs-Elysées à Paris : on distribue les tracts, on compte les barbes. Le compte est bon : dix barbes, pour dix filles. La soirée commence dans une heure. La tension est vive.

Le groupe féministe n’en est pourtant pas à sa première action. Depuis mars 2008, les « barbues » sillonnent les lieux de pouvoir où les costumes trois-pièces règnent en maîtres. Préférant l’action et la dérision aux débats de fond interminables, elles ont choisi de s’inviter, pastichées, à la table des hommes qui dirigent la France, afin de les féliciter ironiquement pour la proportion faible voire très faible de femmes parmi eux.

Ainsi, le Sénat, les assemblées d’actionnaires de Carrefour ou de Casino ont reçu leur visite forcée. Les cibles ne manquent pas. Selon le rapport 2008 de l’Observatoire de la Parité, seuls 4 % des dirigeants des 200 entreprises les plus importantes de France sont des femmes.

La soirée promet d’être fructueuse : pas moins de 1000 invités sont annoncés, entrepreneurs et journalistes, pour une remise des prix aux acteurs économiques les plus méritants de l’année 2008. Parmi les lauréats, « la saga familiale », « l’entrepreneur de l’année » ou bien « la performance boursière » seront gratifiés. Dans le contexte de crise économique, ce dernier trophée a été finalement maintenu.

« Mot d’ordre : rapidité » – 19h15 : les invités commencent à rentrer. « Il va falloir être stratégique », prévient Marie. Le but, c’est d’être le plus près possible de la scène, pour s’y diriger rapidement et « dignement ». Marie donnera le signal de l’attaque, en principe en fin de soirée, lors de la « photo de famille ». Explication : « il faut qu’il y ait une brochette d’hommes pour qu’on fasse un effet miroir derrière eux ».

A l’entrée, premier problème : le parterre du théâtre est réservé aux VIP. Les filles se retrouvent au deuxième balcon. « On fait semblant d’aller aux toilettes, et on marche rapidement vers la scène. Le mot d’ordre, c’est la rapidité », propose Harriet, américaine de 45 ans, réalisatrice de documentaires. Ce soir, caméra interdite oblige, elle filme l’événement en cachette.

La soirée est retransmise en direct sur BFM et BFMTV. Au rez-de-chaussée, on s’embrasse, on se salue. Les photographes officiels immortalisent le gratin. Enfin, le générique de la soirée retentit. Des mots défilent sur des extraits des quatre éditions passées de la cérémonie : « Ambition », « audace », « persévérance », « imagination », « intuition ». La musique sonne comme une B.O. de film d’action : « Entrez dans la légende du business ». Les prix s’enchaînent. Parmi les lauréats ce soir, dix hommes et deux femmes.

« Les hommes à la corbeille ! » – Le « moment de l’attaque » est imminent. Mais un imprévu malheureux vient troubler leur plan. Aucun rappel des lauréats ne survient. Le présentateur rend brusquement l’antenne, les invités se lèvent et commencent à se diriger vers les sorties.

En file indienne, affublées de leurs barbes postiches, les dix filles se dirigent tout de même rapidement vers la scène. Elle s’y placent côte à côte. Quelques personnes les regardent d’un air étonné, la plupart continuent à discuter en mettant leurs manteaux.
Il faut agir. Vite. Marie s’avance et commence à lire le tract : « Les hommes à la corbeille ! », commence-t-elle. Un silence, mi-amusé, mi-interloqué, se fait dans la salle. Mais sans micro et dans sa barbe, le message a du mal à passer.
La salle se vide tandis que les barbues restent figées. Elles brandissent quelques petits panneaux : « Bravo ! », « Félicitations ! », « Epatant ! ». A la fin du texte, une personne applaudit. Calmement, La Barbe les suit vers le cocktail. La partie n’est pas terminée.

Dans le hall, les invités sirotent champagne et whisky. Au milieu du brouhaha, les filles distribuent des tracts, mais sont vite raccompagnées à la sortie. Elles se postent alors en haie d’honneur autour du tapis rouge, devant le théâtre, sous l’œil agacé mais tolérant du service d’ordre : « interdiction de franchir le tapis ! ».

« Derrière tous les grands hommes, il y a une femme » – A la sortie, certains évitent soigneusement le comité de départ. Les excuses fusent : « Je n’ai pas mes lunettes ! », « Je ne sais pas lire, je sais juste compter ! ». Dany Boon, a été récompensé d’un « prix spécial » pour « Bienvenue chez les Chtis ». Au premier rang lors de l’action de La Barbe, il ne semble sensible ni à la dérision ni au message de La Barbe. « Oui oui, c’est important l’égalité des sexes », lance-t-il mollement.

Certains se sentent en danger. « Mais prenez-le, le pouvoir ! », hurle un homme d’une cinquantaine d’années. « Il ne crie pas contre vous, c’est sa façon de parler », justifie sa femme. D’autres, désarçonnés par ces femmes à barbes, tentent l’humour : « Derrière tous les grands hommes, il y a une femme ! ».

Un homme tente même de justifier les chiffres de la parité : « C’est normal qu’il y ait moins de femmes qui travaillent, c’est génétique ». Devant l’argumentation bien rodée de Corentine, 32 ans, photographe et enseignante, l’homme persiste et signe : « C’est l’amour maternel qui pénalise les femmes. Et après tout, c’est bon d’être mère, non ? ».

La discussion est interrompue par l’arrivée de celui que La Barbe désigne comme son « mètre étalon » en matière de « sexisme et de racisme ». Il s’agit de Gérard Longuet, sénateur UMP de la Meuse (55). Les barbues l’ont déjà croisé deux fois lors de leurs visites à la chambre haute. « Vous n’en avez pas marre ? ça suffit ! », lance-t-il, visiblement troublé. Les femmes à barbe lui font la révérence : « Bravo ! », « Vous êtes notre guide ! », « Félicitations ! ». Gêné d’attirer l’attention, l’homme politique au manteau long remercie et presse le pas. « On le déteste. Au Sénat, il nous avait dit “bien sur que je suis féministe : quand j’ai un chien, c’est une chienne” », explique Corentine.

La soirée, qui avait mal commencé, s’achève dans l’allégresse. Les commentaires vont bon train : « En fait les pires, ce sont les femmes. On dirait qu’elles ont peur d’être complices », remarque Cathy. « Normal, il n’y avait que des femmes Barbara Gould ! », plaisante Annie, 24 ans, étudiante en psycho. Elle conclut : « Les BFM Awards, on s’en souviendra : un vrai best of de la Winner attitude ! ».

Photos : Estelle Fenech / La Barbe.

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