A chacune son feminisme - Liberation

ENQUÊTE
Divisé par le dernier essai d’Elisabeth Badinter, le mouvement féministe célèbre aujourd’hui les 100 ans de la Journée des femmes. Mais ses divisions témoignent surtout de sa vitalité.

Elisabeth Badinter est une féministe qui excite et énerve les autres. Pas un de ses opus qui ne fasse polémique. Déjà dans Fausse route, publié en 2003 chez Odile Jacob elle reprochait au féminisme d’avoir inventé la victimisation de la femme, provoquant aussitôt un tollé. Elle récidive avec le Conflit, paru le mois dernier chez Flammarion, et qui analyse les nouvelles normes tissées autour de la figure de la « bonne mère ». « Le retour en force du naturalisme, remettant à l’honneur le concept bien usé d’instinct maternel et faisant l’éloge du masochisme et du sacrifice féminins, constitue le pire danger pour l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes », y écrit notamment la philosophe.
Son livre, qui caracole en tête des ventes, a aussitôt entraîné une controverse. L’occasion, en cette journée du 8 mars, de tenter une plongée chez les féministes d’aujourd’hui où parfois « ça chauffe », selon l’une d’entre elles. La Journée internationale des femmes - que n’aime pas Elisabeth Badinter- fête ses 100 ans, avec ses manifs et ses colloques, banderoles et tables rondes. Un anniversaire qui pose la question de la transmission du combat féministe.
Alors, c’est quoi le féminisme, en 2010 ? Avant-hier « pionnières », hier « ringardes », les féministes se réinventent. « On a dépassé les stéréotypes de la féministe "mal baisée", "camionneuse" ou "lesbienne", aux chaussures plates et cheveux courts », constate la politologue Janine Mossuz-Lavau, chercheuse au Centre d’études de la vie politique française (Cevipof), dont le dernier livre s’intitule Guerre des sexes, stop ! (Flammarion). Aujourd’hui, c’est une galaxie, en pleine recomposition. Il y a des camps et des tranchées. Pour Eric Fassin qui parle de « champ de bataille », ce n’est pas grave (1). L’essentiel, c’est que « la question féministe pose le doigt à l’endroit où, dans nos sociétés, la réalité fait mal ».
L’utérus, la mère de toutes les fractures
Première division, le rapport à la maternité. Différencialistes et universalistes s’opposent à ce sujet. Dans le Conflit, Badinter critique les différencialistes (ou essentialistes) et « leur approche qui fait de la biologie le socle de toutes les vertus ». Antoinette Fouque, figure historique du mouvement des femmes, en est l’une des représentantes. Pour elle, l’expérience de la grossesse est le modèle « d’une tolérance à la jouissance de l’autre, d’une hospitalité à un corps étranger, d’un don sans dette, d’un amour du prochain, d’une promesse à tenir, d’une espérance charnelle que désavoue tout narcissisme absolu, tout un-dividualisme totalitaire, tout racisme » (2). Rien de moins. Citée dans le livre de Badinter, et sollicitée pour cette enquête par Libération, Antoinette Fouque ne veut pas répondre « à un cirque qui ne [la] concerne pas » et assène : « Je ne suis pas cernable par le féminisme. »
Pour la philosophe Sylviane Agacinski également, la plus irréductible des différences entre les hommes et les femmes demeure la possibilité d’enfanter. Dans la Politique des sexes (3), elle admet qu’elle n’est pas « de celles qui rêvent d’effacer les différences, ni d’uniformiser les modes de vie des hommes et des femmes, ni même au fond d’égaliser absolument les conditions des uns et des autres ». Un clivage qui peut être démodé par la pensée stimulante de la juriste Marcela Iacub et ses rêves d’un « si désirable » utérus artificiel. (4)
Janine Mossuz-Lavau, qui estime que « nous allons vers une indifférenciation des genres, c’est-à-dire des sexes sociaux », pense que les différencialistes sont en perte de vitesse. Mais leur audience a été dopée grâce au succès du dernier pamphlet d’Agacinski contre les mères porteuses intitulé Corps en miettes. Face à elle, on retrouve Badinter, et Fouque, qui toutes deux, pour des raisons différentes se retrouvent à défendre la gestation pour autrui.
Les prostituées sont-elles des victimes ?
On reproche souvent aux mouvements féministes leur penchant pour la victimisation. Dans son dernier essai, Belinda Canonne parle de « ce ton plaintif qui distingue certaines féministes d’aujourd’hui ». C’est une autre ligne de partage qui apparaît à travers l’exemple de la prostitution. Certaines militantes parlent des clients comme de « viandards ». Le Collectif national pour les droits des femmes qui centralise et organise les luttes et les manifs, se proclame « abolitionniste » et considère que la prostitution est une « véritable violence faite aux femmes ». C’est une atteinte à leur dignité. Trop aliénées, les putes ne se rendent pas compte de leur exploitation. Bref, ce sont des victimes, exclusivement des victimes. A l’inverse, d’autres estiment que des « travailleuses du sexe » exercent librement. Qu’il existe une prostitution choisie, assumée. Virginie Despentes le dit, des prostituées ou chercheurs qui ont travaillé sur ce terrain aussi. « Les féministes contestent ce modèle de la prostituée libre au nom du refus de la marchandisation du corps. Mais ainsi, elles le sacralisent, et font preuve de moralisme », estime l’écrivain Joy Sorman. « C’est une quasi-guerre qui oppose les deux pôles », selon Janine Mossuz-Lavau, auteure d’une enquête sur la prostitution à Paris.
Le voile est-il soluble dans le féminisme ?
Ilham Moussaïd, candidate du NPA aux régionales, voilée et féministe ? Les militantes de la cause des femmes sont nombreuses à penser que ce n’est tout simplement pas possible. L’association Ni putes ni soumises (NPNS) est allée jusqu’à faire un recours auprès du préfet « en vue de l’annulation de l’enregistrement de la liste NPA », en arguant : « Nous n’avons jamais considéré le voile comme un simple bout de tissu et refusons sa banalisation ». Pour NPNS, le voile, va à « l’encontre des valeurs républicaines ».
Le voile n’en finit pas de déchirer les féministes, comme la société dans son ensemble. En 2005, chose inédite, il y eut deux défilés pour le 8 mars, les Ni putes ni soumises d’un côté revendiquant avant tout la « laïcité », les « traditionnelles » de l’autre, opposées au voile, mais aussi à son interdiction à l’école. A ce moment-là, le mouvement féministe français s’est scindé. Avec « un nouveau féminisme républicain », incarné par NPNS, ou prochoix ; et « un féminisme métis dénonçant la vision coloniale de l’islam en France » (5).
Des combats qui changent avec les générations
Françoise Picq, historienne du féminisme qui s’apprête à fêter les 40 ans du MLF voit se dessiner « une recomposition » des combats féministes, après une « traversée du désert », dans les années 1980. La mixité s’est imposée (au moins dans les principes). D’où le nom que Clémentine Autain avait choisi pour son association « antisexiste » (Mix-cité). Les mots, aussi, sont différents. On entend moins « patriarcat », ou « domination masculine ». Le Collectif national pour le droit des femmes, lié au mouvement social, né dans les turbulences des grèves de 1995, rassemble des « historiques » et représente un féminisme « lutte des classes » qui s’assume, et se place « du côté des opprimées », « pas du côté du CAC 40 ». Quand Fadela Amara fonde Ni Putes ni soumises, en 2002, pour parler « des filles des quartiers », personne ne s’y revendique du féminisme, vu « comme un truc de bourgeoise ». La parité les « touche autant que les soldes chez Hermès », résument-elles à l’époque.
Aujourd’hui, Osez le féminisme, récupère et brandit l’appellation. Les trentenaires qui y militent se veulent « sexy, punchy » sans être « la génération revancharde ». Sur Twitter, Facebook ou leur journal web, elles parlent du sexisme ordinaire, des écarts de salaire ou du partage des tâches ménagères dans le couple. Les militantes de La Barbe ont choisi, elles, d’investir barbues (avec des postiches) les hémicycles, antichambres et lieux de pouvoir des hommes. Au départ, ce sont quelques personnes qui tractaient en 2007 pour Ségolène Royal et ont entendu « des réflexions monstrueuses de sexisme » auxquelles elles ne s’attendaient pas. « C’était bien que les combats n’étaient pas suffisants, qu’il fallait inventer autre chose », explique Christine Blache, une barbue. Qui poursuit : « Ce n’est pas le féminisme qui est ringard, mais le machisme. Alors, on a décidé d’aller voir du côté des hommes ». La barbe retourne les slogans, utilise les statistiques « toujours très révélatrices des inégalités » pour pointer l’hégémonie masculine. « On ne se pose pas en victimes. C’est un combat très drôle. » Il existe toute une nébuleuse d’initiatives de ce genre, plus ou moins sérieuses ou humoristiques. Effigies rassemble les jeunes chercheuses et chercheurs en études féministes, genre et sexualités. L’association Elles bougent a pour but de susciter les vocations scientifiques pour les métiers d’ingénieures et de techniciennes.
Aujourd’hui sera lancé le Laboratoire de l’égalité, une plateforme d’échanges qui rassemble élus, DRH, chercheurs, réseaux de femmes, sur les temps partiels, les différences de salaires, le congé parental, l’accession aux postes à responsabilités… Sans parler des actions de défense du droit à l’avortement qui mobilisent beaucoup à l’heure de la fermeture de plusieurs centres IVG.
Bref, tout cela est foisonnant et relativement neuf. On parle de neoféministes. Y a-t-il une fracture générationnelle ? Les anciennes parviennent-elles à passer le relais à leurs cadettes, plus individualistes ? La génération des trentenaires n’y croit pas trop. Safia Lebdi, cofondatrice de Ni putes ni soumises, et aujourd’hui membre des Insoumises est sévère. « Les féministes parisiennes refusent de laisser la place, tout est verrouillé. Elles écrivent pour elles, s’invitent entre elles, ne font pas de récit grand public sur les femmes. A leurs yeux, nous n’avons pas la légitimité de la conquête historique. Le mouvement féministe n’est pas ouvert aux jeunes filles des quartiers populaires. Ou alors si : elles nous maintiennent dans un statut de victimes, juste bonnes à témoigner ». Une autre militante, trentenaire elle aussi, le relève : « Il y a un "gap" générationnel : celles qui sont accrochées à leur siège pensent qu’il n’y a pas de relais. Mais c’est juste que la relève ne leur ressemble pas. »
Maya Surduts, plusieurs décennies de militantisme derrière elle, et une colère intacte, balaye tout : « Les jeunes féministes d’aujourd’hui sont institutionnalisées et raisonnables, mais je les comprends : tout le monde ne peut pas être tout le temps révolté. » Elle ajoute : « Il n’y a qu’à nous qu’on demande où sont les jeunes. Et ce n’est pas un hasard… »
(1) Eric Fassin, « Un champ de bataille, Travail, genre et sociétés », 2005, n°13. (2) « Il y a deux sexes », Gallimard, 2004. (3) « La Politique des sexes », Seuil, 1998. (4) « L’Empire du ventre », Fayard, 2004. (5) Nicolas Dot-Pouillard, « Les recompositions politiques du mouvement féministe français au regard du hijab », Sociologies, mis en ligne le 31 octobre 2007.

Par CHARLOTTE ROTMAN

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